Entretien avec Ronea SAREY, restaurateur cambodgien, Mouans-Sartoux, le 07/10/05

J’avais 18 ans en 1975. J'étais au lycée Battambang, anciennement appelé lycée Monivong jusqu'en 1970. Je devais passer mon baccalauréat. J'envisageais de poursuivre mes études à l'étranger. Je songeais à la France car le français était alors enseigné en seconde langue. Je voulais être médecin ou encore ingénieur des Ponts et Chaussées.

J'habitais à Battambang avec toute ma famille jusqu'en février 1975. Battambang a été parmi les dernières villes du Cambodge à subir les bombardements. Lorsque ceux-ci se sont rapprochés, nous avons pris la direction de Poïpet (ville à la frontière de la Thaïlande) où nous avons construit une maison au bord du fleuve.

N'ayant pas la télé, nous écoutions la radio, mais nous ne connaissions pas réellement la situation. Un oncle de Bangkok est venu nous chercher, mais nous voulions rester. Mon père croyait en Sihanouk : Sihanouk était roi, il ne pouvait s’être allié à des communistes.

La première fois que j'ai vu les khmers-rouges, c'était en 1973. Nous avions l’habitude de passer quelques jours à Pailin, le père d’un de nos amis y avait une maison. Sur la route, nous avons aperçu de loin les khmers-rouges attaquer un convoi de marchandises.

Le 17 avril 1975, une centaine de khmers rouges sont arrivés. Ils sont regroupés près de la maison, sans un mot, ils ont pendu leurs hamacs. Ma mère, par gentillesse et hospitalité, leur a préparé des repas. Les militaires de Lon Nol avaient déposé leurs armes en centre ville, non par peur d'engager le combat, mais parce c’en était trop : des cambodgiens tirant sur d'autres cambodgiens, cela devenait absurde.

Le 24 avril 1975, les khmers rouges nous ont ordonné d'évacuer la ville, prétextant que les américains, installés à la frontière thaïlandaise, allaient bombarder Poïpet. Nous avons été contraints de prendre la route. Tout le village de Poïpet s'est retrouvé sur la route. Certains voleurs ont profité de la confusion liée à l'évacuation pour piller et voler ce qui pouvait l'être. Je me souviens avoir vu un voleur de moto être interpellé par des soldats khmers rouges. Ils lui ont demandé de "prêter" sa moto. Il a refusé et s'est enfui ; les khmers-rouges lui ont tiré dessus.

Nous avons ainsi traversé Phnom Nimith, pour finalement arriver au village Kop Thouch (village de laotiens). Le président du village (l'équivalent du maire) a saisi tous nos biens au motif que l'Angkar en avait besoin. Nous avons été regroupés dans des entrepôts servant à stocker le riz. On nous a remis des pioches et du matériel pour construire notre cabane (le toit était fait de feuilles de cocotier). Les khmers-rouges nous ont envoyés aux champs. Nous devions creuser avec des pioches pour planter le riz. Des familles voulaient partir mais nous étions surveillés. Toutes les heures, trois khmers-rouges armés de fusil faisaient leur ronde.

Nous avons été répartis par groupe de dix familles. Une section se composait de trente familles.

Tous les soirs, il y avait une réunion des chefs de famille pour la distribution du riz et la vaccination (propagande). Il y avait un chef pour chaque groupe. Si un membre de la famille disparaissait, la famille en était responsable. Nous discutions beaucoup entre nous, nous voulions nous échapper, mais nous savions que si quelqu'un tentait quelque chose, la famille entière se ferait tuer. Une famille s'est enfuie, le père est resté… : Les khmers-rouges l'ont "emmené", on ne l'a plus jamais revu.

Dans ma famille, nous étions sept enfants. Deux mois après notre arrivée, mon petit frère de huit mois est mort. Il n'avait ni lait, ni sucre, juste du bouillon de riz et du sel. Ma mère n’avait pas de lait pour l'allaiter… Un bouillon de riz avec du sel, ce n’est pas un régime pour un bébé. Il a eu de la fièvre, sa peau est devenue violette, sa langue blanche, il est mort très rapidement.

Tous les soirs, nous recevions des ordres auxquels il fallait obéir. Mon père a vite compris qu'il ne fallait pas poser de questions. Notre section, qui comptait trente familles, était sur la rive gauche de la rivière. 500 m plus loin, il y avait une autre section. Une nuit, nous avons entendu des mitraillettes dans la section voisine, un groupe de militaires était venu pour libérer la section et l'emmener en Thaïlande.

Nous avons été contraints de partir. Parce que mon grand frère et ma sœur ne pouvaient plus marcher, nous avons improvisé une charrette avec des roues de motos pour les y installer. C’était au mois de juin, il pleuvait toute la journée. Nous sommes arrivés près d'une voie ferrée où nous avons pris le train qui nous a emmenés à Battambang.

De Battambang, nous avons été envoyés à Thmau Kol, où nous avons été éloignés de la route. Nous avons répété ce que nous avions fait à Kop Thouch : la construction de la cabane, … Nous avons travaillé à la rizière, mais contrairement à Kop Thouch, les terres étaient déjà creusées. Nous devions cette fois planter le riz.

Deux jours après notre arrivée, les khmers-rouges ont regroupé en rang tous les jeunes qui avaient autour de 15 ans. Ils nous ont répartis en groupe de 10 et en section, chaque groupe avait son chef. Ils nous ont distribué des foulards et nous ont conduits pour prendre le train. Nous sommes retournés vers Kop Thouch. Filles et garçons, nous étions plus de 2000. Une fois sur place, les tracteurs avaient préparé le terrain, nous devions enlever les pousses de riz de trente centimètres, et en replanter d'autres sous la surveillance des khmers rouges.

Après le travail, nous mangions en groupe. Nous avions le droit de pêcher après le travail. On travaillait de six heures du matin à dix-huit heures le soir. La cloche sonnait tôt le matin, nous avions une demi-heure pour manger. Les plus jeunes allaient à l’école, ou plus exactement à l’école du parti qui les endoctrinait. On leur apprenait qu'ils avaient pour parents l'Angkar, pourtant le soir ils rentraient chez eux.

Une fois la saison de plantation de riz terminé, nous avons eu la permission d'aller retrouver nos parents. Nous devions partir par groupes de 10 et par roulement. Les premiers à partir étaient tirés au sort. Mon groupe a été le premier à partir. Nous avions 10 jours de "permission". Chacun avait son propre laissez-passer, nous n'étions pas obligés de rester ensemble. Nous avons pris le train. J’avais avec moi une provision de riz pour mes parents.

Une fois sur place, mes parents n’étaient plus là. Un voisin m'a informé qu'un de mes cousins était venu les chercher pour les amener à Doun Thean où il y avait à manger. Ceux qui étaient restés au village n'avaient plus rien à manger, les gens mouraient de faim, ils étaient tous très maigres. Les khmers-rouges étaient là, mais non armés. Il n’y avait pas de surveillance permanente. J'ai partagé avec eux le riz que j'avais emmené pour ma famille. L'un d'eux a proposé de m'accompagner dans le nouveau village. Nous sommes partis vers 4h du matin avec une pirogue de militaires, en direction de Ay Phnom.

Arrivés au village, j'ai retrouvé mes parents et je suis resté un mois à travailler au village. Les deux personnes qui m'avaient accompagné sont repartis. Entre Kop Thouch et Doun Thean, il devait y avoir soixante-dix kilomètres.

Les jeunes capables de travailler ont été envoyés sur les routes. Nous étions des milliers sur la route nationale reliant Phnom Penh à Poïpet à construire des barrages près de la route pour retenir l'eau. C’était en décembre 1975. Le potage que nous recevions n'était plus que de l'eau bouillie. Il y a eu beaucoup de morts, des tentatives de fuite. Ceux qui étaient repris étaient condamnés et on les "emmenait". On ne les voyait plus.

Pendant cette période, nous dormions dans des cabanes que nous avions nous-mêmes construits. En février 1976, nous sommes retournés au village pour récolter le riz. J’ai retrouvé mes parents.

Dans le village, on ne se parlait pas beaucoup. On se méfiait les uns des autres, on ne savait pas à quel point chacun avait été endoctriné. Même nos cousins et cousines étaient devenus de vrais khmers-rouges. Au sein de notre famille, nous étions peu méfiants, la perte de mon petit frère nous a soudés. Et puis nous avions été à l'école, nous étions instruits...

Mon père était musicien traditionnel, il était passé à la radio à de nombreuses reprises, à Phnom Penh, de l'époque de Sihanouk jusqu'à Lon Nol. Il a formé mes frères à la musique traditionnelle. Une des sections voisine nous a entendu jouer et nous a demandés de jouer pour elle. Ils nous ont acheté pour 150 sacs de riz. On nous a alors donné une nouvelle cabane. La journée, on travaillait et le soir on jouait de la musique.

Notre vie était rythmée par les saisons, par les récoltes, la semaison, la pêche, et la coupe de bambous ou de lianes à Siem Reap.

En 1977, j’ai été envoyé avec 500 autres jeunes à Kok Kpouh. C’est là que j’ai vraiment eu peur pour ma vie. Les khmers-rouges cherchaient à l'époque les vietnamiens.

Un matin, vers 4h00, nous avons entendu des cris. Les khmers-rouges sont venus nous chercher. On nous a emmenés dans la forêt. Deux adolescents étaient là. L’un était attaché à l’arbre, l’autre était à genoux. Un des khmers-rouges a frappé de son manche de hache la nuque du jeune qui était à genoux. Les autres khmers-rouges nous entouraient avec leurs fusils, on ne pouvait rien faire. On nous a donné des pioches, j’ai cru qu'ils nous demandaient de creuser nos tombes, qu'on allait être exécutés.

Avec un tranchant, l'un des chefs a coupé le dos du plus jeune. Il en a sorti le foie, et après la rate. Le petit était encore vivant, il pleurait. On nous a forcé à creuser pendant au moins deux heures. Ensuite, on l’a enterré. C’était, je crois en décembre 1977, c’était la saison des pêches… Je pensais que j'allais être fusillé. Les khmers-rouges nous ont dit que c’est le sort qui nous attendait si nous ne dénoncions pas les traîtres dans le groupe.

Après le travail, généralement, nous rendions visite aux parents mais, petit à petit, on nous a fait comprendre que nos parents, c’était l'Angkar. Je n'osais plus demander la permission de leur rendre visite.

En janvier 1978, un nouveau groupe de khmers-rouges venant de Near Dey est arrivé. Le matin suivant, ils ont demandé à une vingtaine de jeunes de porter des sacs de riz. Je me suis porté volontaire. Mais là, ce n’étaient pas des sacs de riz que je devais transporter… Je devais enterrer une montagne de cadavres... Tous les anciens chefs khmers-rouges étaient là, morts, même celui qui avait tué devant nous les deux adolescents.

Après les avoir enterrés, nous sommes remontés vers Kol Borey, puis jusqu'à Phnom toych, où nous restés pendant deux mois. Les jeunes ont à nouveau été regroupés. J'étais avec mon grand frère dans ce nouveau groupe, nous dormions dans la même cabane. Nous n'avions plus rien à manger, juste du potage avec quelque grains de riz. A ce moment-là, nous n’avions plus le droit de pêcher. Le régime s'est endurci. Nous devions travailler davantage, et nous avions de moins en moins à manger. On récoltait le riz la journée, et le soir jusqu’à 22h00, nous devions creuser des bassins.

On entendait des bombardements qui s'approchaient de jour en jour. Des camions entiers de khmers-rouges partaient vers la Thaïlande. Une jeep de khmers-rouges est arrivée un matin. On nous a dit de défendre le pays contre l’envahisseur vietnamien. On ne savait pas ce qu’il se passait. Les khmers-rouges sont partis en direction de Païlin. Mon frère et moi sommes allés chercher le reste de la famille. Nous avons pris la direction opposée de celle qu’avaient pris les khmers-rouges. Sur la route, nous avons rencontré des chars vietnamiens.

Nous sommes partis vers Poïpet avec toute la famille. Arrivés à Sisophon, nous sommes restés une semaine en attendant de partir en Thaïlande.

En 1979, à Nimith, les khmers-rouges nous ont bombardés. Les vietnamiens nous ont demandé de creuser des tranchées. Nous n’y avons pas bougé pendant 24 heures. Il y avait 300 vietnamiens contre 2000 khmers-rouges.

Nous avons traversé des forêts pour arriver en Thaïlande, je crois que c’était au mois de juillet. Nous sommes arrivés en soirée, mais nous avons été renvoyés par camion au Cambodge. Nous sommes restés trois mois à la frontière, il y avait d’un côté les mines antipersonnelles, de l’autre les Thaïlandais qui nous tiraient dessus avec leurs mitraillettes pour nous empêcher de franchir la frontière.

Nous avons rejoint un oncle qui était en France depuis 1975.

Il est impossible d’oublier ces quatre années. Je n’ai pas vécu quatre ans avec les khmers-rouges. Je vis encore avec eux aujourd’hui. Comment a-t-on pu laisser faire ? J'ai une fille de douze ans. Je ne lui ai pas encore raconté ce que j'ai vécu. Elle est trop jeune, je lui dirai quand elle sera plus grande"

 

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